D’un siècle l’autre
19.11.20 | Jean-Marc Providence, Directeur de l’ami

Régis Debray appartient à une génération qui a eu « le privilège d’avoir vu mourir un monde et en naître un nouveau », « d’avoir vu en fondu-enchaîné la transition d’une religion séculière de l’Histoire à un culte religieux de la nature, d’une société qui se cachait la mort à une autre, la même, qui doit s’en accommoder, mais aussi de la lettre au tweet, du campagnard au péri-urbain, de l’industrie aux services, du transistor au Smartphone, de l’esprit de conquête au principe de précaution, de la France républicaine à la France américaine, d’un gouvernement du peuple au gouvernement des experts, du citoyen à l’individu, de l’Histoire pour tous à chacun sa mémoire, de la domination masculine à l’ascension féminine, d’un moment où la politique était presque tout et l’économie peu de chose à un autre où l’économie est tout et la politique presque rien ».
Plutôt que de tenter un impossible résumé de cette traversée du temps, nous proposons de renouer ici avec la tradition du recueil de citations.
Non pas addition de petites phrases et encore moins d’éléments de langage mais pièces ré-assemblées d’un grand puzzle qui dessinent une pensée.

Robert Darnton dans son Apologie du livre rappelle combien les recueils de citations furent en vogue, atteignant leur apogée à la fin de la Renaissance et se perpétuant tout au long des XVIIIe et XIXème siècles.
Des écrivains, des politiques célèbres (Francis BACON, John LOCKE, Thomas JEFFERSON, …) se livrèrent à cet exercice prisé et pratiqué déjà par ERASME dans son populaire De copia, (1512), ou dans sa Collection d’adages.
Selon Darnton, les lecteurs de ce temps-là lisaient simultanément plusieurs livres, sautant de l’un à l’autre et assemblant ceux-ci selon de nouvelles combinaisons, en les transcrivant dans différentes sections de leurs carnets. Ainsi, « vous pouviez lire votre chemin en tenant un registre de vos lectures. Vous faisiez un livre de votre crû marqué du sceau de votre personnalité ». Lecture et écriture étaient des activités inséparables.
C’était une façon de se construire une vision cohérente du monde, à la fois profondément personnelle et empruntant en même temps à la saveur du temps et à la sagacité des auteurs.

Régis Debray, ou du moins ses écrits, cités et sollicités à de nombreuses reprises dans les multiples récits déployés au sein de l’Atelier-Musée de l’Imprimerie, vient de publier un livre qui revient « sur l’enfilade des hasards qui nous a fait grandir » (…) contribution à la cartographie « d’une époque très bousculée et un peu floue : D’un siècle l’autre », paru chez Gallimard, novembre 2020.

« Taulard à 30 ans et chambellan à 40 », mais aussi philosophe, romancier, médiologue, essayiste, mémorialiste… Régis Debray, né en 1940, est souvent « dérangeant comme un réveil matin ». Mais il faut bien se lever chaque matin et s’élever quand on le peut.

Les citations qui figurent ici sont empruntées aux livres de Régis Debray retrouvés dans une bibliothèque de confiné. Il en manque quelques-uns, lus et aimés mais prêtés ou égarés. Ce recueil se justifie par l’appétit de l’auteur pour les images qui naissent du rapprochement des mots et des idées.

Transmettre

« Transmettre, ce n’est pas sortir à la demande d’un tiroir de bureau, appelé patrimoine ou mémoire collective, tel ou tel document qui s’y trouve déjà, grimoire déposé là par le ressac des siècles. C’est y glisser à mesure du neuf, et le mêler à l’ancien, pour donner de la patine à l’inventé et de l’attrait à l’hérité ». Dieu, un itinéraire, p.49.

« Transmettre, c’est faire traverser le temps à une information, d’hier à demain. Communiquer, c’est lui faire traverser l’espace, d’ici à là-bas.
La première opération est affaire de civilisation; la seconde, de clic et d’écran ». Dégagements, p.9.

« L’exposition (et par extension le musée) : c’est disposer un objet pour le faire voir, immobile et muet, ce qui peut passer pour la forme la plus archaïque du spectacle. Quelle chance un spectacle qui ne dit rien, qui ne bouge pas ! On pourrait s’étonner qu’une attitude aussi primaire donne lieu, aujourd’hui, à tant de civilité et qu’un moyen aussi peu propice à la parole suscite autant de commentaires ». Michel Melot. Les cahiers de médiologie, N°1, p. 221.

La médiologie

« Ce qui taraude le médiologue, passéiste seulement parce que l’avenir a un long passé, c’est en réalité la question du lendemain : dans tout ce qui advient, qu’est-ce qui se continuera ? ». Dégagements, p.110.

« Le stress des urgences imposé par l’hyperconnexion, peu favorable aux liseurs, confirme l’avertissement de Paul Valéry : Il faut choisir entre comprendre et réagir ». Bilan de faillite, p. 132.

« Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Le médiologue est un idiot professionnel. Il observe non le quoi mais le comment ». D’un siècle l’autre, p. 234.

« La médiologie raccorde l’histoire traditionnellement négligée des outillages à celle des formes et des idées. » D’un siècle l’autre, p. 241.

« En bref, le médiologue travaille là où l’époque a mal ». D’un siècle l’autre, p. 257.

Images

« Les rapports de force sont devenus des rapports d’image. Le vu commande au lu. » Dégagements, p. 22.

« Le choc des images est à la hausse, le poids des mots est à la baisse ». D’un siècle l’autre, p. 91.

Citations (mobilisées par Régis Debray)

« Je préfère un mensonge qui élève à une vérité qui abaisse. » Charles de Gaulle. Dégagements, p.210.

« L’histoire : le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, … et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines ». Paul Valéry. Allons aux faits, p. 15.

« A vouloir vivre avec son temps, on meurt avec son époque ». Stendhal. Allons aux faits, p. 58

« Le plus souvent, on ne veut savoir que pour en parler ». Blaise Pascal. Bilan de faillite, p. 149.

« Tout ce qui n’est ni une couleur, ni un parfum, ni une musique, c’est de l’enfantillage ». Boris Vian. Loués soient nos seigneurs, p. 19.

« Et ils résumèrent leur vie.
Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir.
Quelle en était la raison ?
– C’est peut-être le défaut de ligne droite, dit Frédéric
– Pour toi, cela se peut.
– Moi au contraire, j’ai pêché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires plus fortes que tout. J’avais trop de logique et toi de sentiment.
– Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l’époque où ils étaient nés ». Gustave Flaubert.
Loués soient nos seigneurs, Exergue.

« Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux ». Samuel Beckett. D’un siècle l’autre. p. 106.

« Le plus beau des métiers du monde, c’est d’être bibliothécaire, comme le dira Charles de GAULLE, une fois devenu Président, lequel n’aura pas de plume dans son cabinet, hormis la sienne ». D’un siècle l’autre, p. 142.

« Qui se plaît aux souvenirs conserve des espérances ». Chateaubriand. D’un siècle l’autre, p. 163.

La fête

« L’historien ne connaît pas de cité qui se soit passée de fêtes… comme dénégation des déchirures et conjuration des rides, moment de communion où s’atteste l’unité idéale d’un peuple, la fête exauce le désir inconscient de tout collectif ». L’État séducteur, p. 114.

« Aujourd’hui on fait feu (fête), et flèche de tout bois, du cinéma, du livre, de la poésie, des musées, de la musique, de la lecture, de la langue française. De Célébration d’une origine perdue, elle est devenue événement autosuffisant et autoréférent. La fête est commandée, structurée par sa retransmission ». L’État séducteur, p. 115.

« L’adolescence est trop encline à prendre la vie au tragique ; la vieillesse nous en découvre le drolatique, après coup ». Bilan de faillite, p. 28.

Logosphère, graphosphère, vidéosphère

« La logosphère avait produit le souverain fabulateur. La graphosphère a engendré l’État éducateur ; la vidéosphère l’État séducteur ». L’État séducteur, p. 64.

« Dans la sphère de circulation des signes et des corps appelée médiasphère on pourrait distinguer (pour faire   bref) : la mémosphère au tout début fondée sur la transmission orale des savoirs et les arts non écrits de la mémoire ; la logosphère, après la mise par écrit des grands récits religieux et issus de l’oralité primaire ; la graphosphère, avec la Renaissance, l’âge de l’imprimé caractérisé par la reproductibilité technique des images et des mots ; et la vidéosphère, l’empire de la visibilité, englobée dans l’hypersphère numérique ». D’un siècle l’autre, p. 243

Histoire

« Qui ne se raconte pas des histoires ne fera jamais Histoire. » Allons aux faits, p. 15.

« C’est parce qu’elle nous donne le spectacle de ce qui change que l’histoire, justement, nous permet de discerner, toutes choses égales par ailleurs, ce qui demeure ». Allons aux faits, p. 39.

« L’histoire, c’est quand la politique est chevauchée par le poétique ». Allons aux faits, p. 25

« Comment peut naître un esprit de corps, comment faire un nous avec un amas de moi je ? ». Bilan de faillite, p. 48.

« Il y a une vertu propulsive et dynamique de la nostalgie, qui nous fait serrer les poings pour égaler les grands Anciens, quand la mélancolie, elle, ne fait que serrer le cœur. Dès que l’ange de l’Histoire cesse de regarder en arrière, le présent devient narcissique, et le conservateur se reconnaît au soin qu’il met à se montrer moderne et branché ». Bilan de faillite, p. 50-51.

« Nation, c’est narration ». D’un siècle l’autre, p. 131.

« La statue tue. Deux fois. Une pensée quand on l’érige ; une mémoire, quand on la déboulonne ». D’un siècle l’autre, p.211.

Politique

« La politique n’est plus vraiment une aventure. Mais du cabotage dans ce que François Mauriac appelait « le clapotis du quotidien ». Allons aux faits, p. 33

« Moins on a d’utilité publique et plus on soigne sa publicité ». Bilan de faillite, p. 144.

« Un-con-dit-ses-ailes, l’astucieux les cache, et ne sort que ses griffes ». Loués soient nos seigneurs, p. 358.

« Le difficile n’est pas de faire du monde un réseau, Internet y suffit, mais de faire de ce réseau un monde viable, avec du sensible en partage ». D’un siècle l’autre, p.184

« Lors de la COVID19, l’exécutif doit, pour s’accréditer, faire de la science sa verticale. Problème : la science médicale est sujette à controverses, suppositions et incertitudes, par quoi justement elle est une science. C’est l’inconvénient de n’avoir pour caution que du relatif et du tâtonnant, ce que n’était pas l’Être suprême, la Justice, et la République. Quand le transcendant lui fait faux bond, le pouvoir perd son crédit ». D’un siècle l’autre, p. 193.

« Faire, c’est refaire ou bien se défaire ». Loués soient nos seigneurs, p. 23.

Ecrire

« Un français sur deux a écrit, écrit, ou écrira un livre, un sur mille en lit ». Bilan de faillite, p. 31.

« Un certain Joshua de Nazareth mi-guérisseur mi-agitateur, sans domicile fixe, émet des paroles devant quelques disciples sans rien écrire. Trois siècles après, l’Empire romain devient chrétien. Un moine augustin, un parmi d’autres, colle un placard imprimé sur la porte d’une église. Un petit siècle après, la moitié de l’Europe est devenue protestante. Un économiste allemand écrit des ouvrages ardus, aucun succès en librairie. Quelques décennies après, un tiers du globe s’affiche marxiste. »
« Le mot, cette force qui va ». Victor Hugo
D’un siècle l’autre, p. 233.

Régis Debray
D'un siècle l'autre, publié chez Gallimard le 05 novembre 2020
Bilan de faillite, paru chez Gallimard en mai 2018
Allons aux faits, paru chez Gallimard, en octobre 2016
Dégagements, publié chez Gallimard en mars 2010 - Existe dans la collection Folio (n°5316, nov. 2011)
L'Etat séducteur, publié chez Gallimard - Hors série Connaissance en août 1993 - existe dans la collection Folio essais (n°312)

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