Hippolyte Marinoni : une saga de l’imprimerie et de la presse

17.11.20 | Par Zahra Benkass, Conservatrice des collections de l’ami

Comment parler de l’histoire de l’imprimerie en France sans évoquer Hyppolyte Auguste Marinoni (1823-1904), figure emblématique du XIXe siècle, constructeur mécanicien et homme d’affaires redoutable, devenu magna de la presse moderne ?
Sa curiosité, son ingéniosité et sa grande capacité de travail lui ont valu une réussite professionnelle fulgurante, jalonnée d’innovations industrielles et économiques dont l’impact a transformé la  production et la diffusion populaire de la presse.

Un début prometteur chez les Gaveaux

Issu d’une famille modeste d’origine italienne par son père, Hippolyte Auguste Marinoni est placé apprenti à l’âge de douze ans dans les ateliers du constructeur parisien Antiq. Il y obtient son brevet de tourneur-mécanicien à l’âge de 14 ans, fabriquant des composteurs que son patron l’envoyait vendre aux imprimeurs typographes. Mais c’est en intégrant en 1838 la Maison Gaveaux (1801-1855), spécialisée dans la fabrication des presses à bras métalliques et des premières presses cylindriques, que le jeune homme apprend le métier d’imprimeur et découvre l’univers de construction de matériel d’imprimerie.

Au cours de cette première moitié du XIXe siècle, les machines mécaniques en vogue imprimaient feuille à feuille et provenaient exclusivement de l’Angleterre. Marinoni, alors âgé d’à peine 15 ans, ne supporte pas ce monopole et se fixe pour objectif de le contrer en mettant au point des machines françaises perfectionnées. Pour ce faire, il va suivre des cours du soir sur la mécanique, notamment au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), tout en travaillant la journée chez les Gaveaux auprès desquels il devient constructeur, excellant « surtout dans le perfectionnement des machines, résolvant ou anticipant les problèmes inhérents aux besoins changeants des industries graphiques »[1].
Gaveaux fils, qui en fait un collaborateur, lui confie des recherches sur les presses mécaniques imprimant les quotidiens. C’est ainsi qu’il fait la connaissance du grand patron de la presse Émile de Girardin, une rencontre qui va marquer sa vie et sa carrière.

Une consécration auprès d’Émile de Girardin 

Marinoni crée sa propre entreprise de construction en 1847 et connait un grand succès commercial qui fait de lui l’une des plus grandes fortunes de France. Il exporte ses machines en Angleterre et en Amérique, collabore avec plusieurs associés et ingénieurs, dépose des brevets, conçoit diverses machines (la première presse typographique à deux cylindres, dite à réaction élaborée avec la société Gaveaux, l’Active, l’Universelle, l’Indispensable, la presse rotative lithographique dite la Diligente…) et reçoit plusieurs récompenses, notamment lors d’Expositions universelles.

Mais c’est en marchant sur les pas d’Émile de Girardin qu’il parvient à bâtir son empire tant dans le domaine de la construction que dans celui de la presse.

Fondateur du journal La presse (1836), Émile de Girardin à qui l’on doit l’apparition des premiers romans-feuilletons et l’intégration des annonces publicitaires dans la presse quotidienne – ce qui lui a permis d’en baisser le prix et d’en augmenter considérablement les tirages et le nombre des lecteurs – recherchait une machine plus rapide : « je veux une machine d’où l’on pourra faire jaillir les feuilles comme l’eau jaillit d’une source » aspirait-il. Il confie alors à Marinoni le développement technique de son groupe de presse en accompagnant les premiers essais de la rotative à bobine et à clichés cylindrique de l’ingénieur allemand Jacob Worms.

Toujours à la demande de Girardin, Marinoni dépose successivement en 1866 deux brevets pour le journal La Liberté : le premier pour une presse rotative cylindrique à retiration, le second pour une machine typographique cylindrique à six margeurs, appelée également presse rotative à plieuse qu’il fournit au Petit Parisien en 1884.

En novembre 1872, Marinoni livre au journal La Liberté la première rotative de la presse française[2], avec margeur automatique et à papier continu, dont le tirage régulier était de 40 000 exemplaires à l’heure. Il installe par la suite cinq au Petit Journal. Cette invention magistrale, élaborée grâce à la technologie de la clicherie (stéréotypie) permettant l’intégration de la forme cylindrique, signe inévitablement la naissance des médias de masse !

Marinoni, fondateur de la presse moderne 

À partir de 1882, Marinoni succédera à Girardin à la tête du Petit Journal[3]et en fait un média d’information des plus importants de la IIIe République, ce qui explique le surnom de « Napoléon de la presse »[4] que lui attribue les journalistes américains en 1890.

Pressentant l’importance de la couleur, il met au point en 1889 une rotative à impression polychrome (20 000 exemplaires à l’heure, tirés d’un seul coup en six couleurs) et lance Le Petit Journal illustré, supplément proposant des histoires en images et affichant en première page des faits divers portés sur le sensationnel. Son tirage atteint un million d’exemplaires en 1895.

Il faut rappeler dans ce contexte combien les libérations législatives, préfigurant la liberté d’expression et de la presse[5] écrite au XIXe siècle, ont été indispensables au développement de la rotative en France :  la loi du 11 mai 1868 supprimant les autorisations préalables aux publications et celle du 29 juillet 1881 autorisant tout citoyen à fonder un journal, sans oublier les lois de septembre et d’octobre 1870, abrogeant « le droit du timbre » imposé aux quotidiens politiques en tête de chaque exemplaire (2 ou 5 centimes par feuille) dès son acheminement en dehors de sa ville de publication, ce qui rendait impossible l’impression des journaux avec des bobines de papier continu.

Ces lois qui ont mis fin à presque un siècle de censure et de mesures astreignantes (1789-1881), ont dégagé les journaux de contraintes financières et provoqué, par conséquent, l’accroissement des tirages et la diversification de leur offre éditoriale.

À la fin de sa vie, Marinoni  se consacre à la presse quotidienne et passe la main à son fils Eugène Albert Marinoni et à son gendre, l’ingénieur Jules Michaud (1840-1921) qui poursuivra le développement de la rotative en France. Il devient le premier maire de Bealieu-sur-Mer pendant une très courte durée (19 jours) en 1891. À partir de l’année 1900, Le Petit Journal commence à perdre du terrain face à la concurrence, particulièrement celle du Petit Parisien.  Marinoni le quitte en 1902 à cause de problèmes pulmonaires chronique liés à sa tuberculose. Il en meurt le 7 janvier 1904 à Paris à l’âge de 81 ans.

La fin d’une société mythique 

La société Marinoni fusionne en 1921 avec les ateliers Voirin, situés à Montataire dans le sud de l’Oise. Elle deviendra en 1963 la filiale européenne du groupe américain Harris-Graphics, baptisée Harris-Marinoni SA, puis celle du groupe américain AM International en 1986. Elle sera absorbée en 1988 par le géant allemand Heidelberg Druckmaschinen AG, sous le nom d’Harris-Heidelberg SA, qui devient à son tour Heidelberg Web Press, à partir de 1995, puis Heidelberg Web Systems. Le fabricant américain de rotatives offset Goss International qui la rachète en 2004 sera le dernier à occuper le site historique de Montataire qui ferme définitivement en juillet 2013.

[1] Éric Le Ray. Marinoni : le fondateur de la presse moderne (1823-1904), p.38.
[2] C’est à l’américain Richard March Hoe que revient en 1844 la conception de la rotative à grand tirage, sur un principe établi dès 1818 par Edward Cowper. Il s’agit de la Type Revolving Press, rotative à 6 rouleaux cylindriques alliée à un mouvement rotatif. Mais il continuait à utiliser du papier en feuilles et un margeur par chaque cylindre, ce qui ralentissait la production. En plus de la fluidité et de la rapidité du mouvement cylindrique, le système rotatif introduit une avancée des plus considérables : la bobine, inventée par l’américain William A. Bullock en 1865, selon un brevet déposé cinq ans plus tôt par l’Autrichien Alois Auer. Marinoni  est le premier à avoir réussi l’exploitation commerciale de ce principe en France, intégrant le clichage stéréotypique, à partir des travaux de Jean-Baptiste Genoux et de Jacob Worns.
[3] Fondé par Moïse Polydore Millaud en 1863 et racheté par Émile de Girardin en 1873, le Petit Journal devient rapidement le premier quotidien populaire de France et fait partie des « quatre grands » dominant le marché avec le Petit Parisien (1876), le Matin (1884) et le Journal (1892).
[4] Il fonde entre autres Le Bon journal (1869), les journaux L’Espérance et La Revanche (1871) et rachète l’imprimerie du Figaro (1869).
[5] Émile de Girardin a présidé une commission parlementaire chargée en 1878 d’élaborer une nouvelle loi qui sera rédigée sur la liberté de la presse, après 3 ans de discussion et de débat. Il décède en avril 1881, mais la loi est enfin promulguée le 29 juillet de la même année.

Portrait d’Hyppolyte Auguste Marinoni ©Atelier_Nadar
Photographie extraite du livre de Marius Vachon. Les arts et les industries du papier en France (1817-1894), édité en 1894 par les Librairies-Imprimeries Réunies, (p.153)
Presse rotative Marinoni, 1872, Paris, France, L.450xl.295xH.220 cm. Cette machine se trouvait aux Éditions des Tuileries, passage des Marais à paris. Elle produisait des cahiers de 32 pages en partant d’une bande fendue en 4 rubans avec cylindres à deux plis parallèles. Son tirage était de 6.000 à 12.000 exemplaires par mois, avec une vitesse de 10.000 tours à l’heure. Une presse identique était en démonstration au pied de la tour Eiffel, lors de l’Exposition Universelle de 1889.
Détails de la rotative Marinoni de l’Atelier-Musée de l’Imprimerie ©François_Deladerrière
Bibliographie

LE RAY Éric. 2009. Marinoni : le fondateur de la presse moderne (1823-1904). Éd. L’Harmattan, Coll. Graveurs de mémoire.
LE RAY Éric. 2003. « Hippolyte Auguste Marinoni (1823-1904) » in Cahiers Gutenberg, n°43. pp.33-99.
TAVEAUX-GRANDPIERRE Karine. 2001. « De la transformation de la presse en industrie culturelle par la diffusion » in Sociologie de la presse, coll. Communication & Langages  n° 130,  pp. 86-99.
VACHON Marius Vachon. 1894. Les arts et les industries du papier en France (1817-1894). Éd. Librairies-Imprimeries Réunies.

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