J’ai lu le prix Goncourt
26.11.20 | Jean-Marc Providence, Directeur de l’ami

Le prix Goncourt 2020, qui devait être annoncé le 10 novembre dernier, sera finalement proclamé dans quelques jours, le 30 novembre, en même temps, ou presque, que la réouverture des librairies le 28 novembre. Ce délai supplémentaire et le confinement qui en est à l’origine ont ouvert une fenêtre pour lire les quatre livres sélectionnés. Le favori, Hervé Le Tellier, avec L’Anomalie chez Gallimard, un roman plein de suspens et d’humour. Le livre de Maël Renouard, L’Historiographe du Royaume publié chez Grasset, un livre d’histoires sur la fin du règne de Mohamed V et le début du règne d’Hassan II. Deux ouvrages à caractère autobiographique : celui de Djaïli Amadou Amal avec Les Impatientes édité chez Emmanuelle Collas, et celui de Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, chez Verdier.

L’Anomalie d’Hervé Le Tellier

Les oulipiens – l’ou-li-po : ouvroir de littérature potentielle, est un groupe de littérature inventive et innovante fondé par François Le Lionnais et Raymond Queneau – aiment jouer avec la langue et les genres littéraires. Hervé Le Tellier, oulipien déclaré depuis longtemps et assumé dans chacun de ses livres, met ici en scène onze personnages appelés à vivre ensemble une mystérieuse aventure temporelle.
Il y a là : un tueur méticuleux, « ce n’est pas une vocation, c’est une disposition » ; un auteur-traducteur dont le seul prix littéraire obtenu demeure confidentiel et « dont la bande rouge ne provoque aucune ruée », ce qui autorise dans les salons des livres « à ne signer que quatre ouvrages en autant d’heures »; une monteuse de cinéma à succès, mère célibataire, agacée, très agacée, que l’amour ne puisse empêcher « le cœur de piétiner l’intelligence » ; un pilote d’Air France à qui son frère médecin annonce un mal probablement incurable, « une saleté, qui va tout engloutir dans son tourbillon noir » ; une petite fille Sophia et sa grenouille Betty, son frère Liam, sa mère flouée et son père capable de toutes les violences : « je suis chez moi, putain, je parle comme je veux » ; Johanna la jeune avocate noire, brillante, impertinente, qui ne se laisse pas abuser par « la fausseté des conversations teintées d’une touche raffinée d’hypocrisie vénéneuse » ; Slimboy, « l’empereur de la pop africaine », qui pose devant les photographes « longuement avec docilité et complaisance » parce que « le bonheur c’est peut-être ça » ; Adrian et Mérédith, deux mathématiciens de Princetown, lui probabiliste, elle topologiste… Et puis il y a aussi le Général Silvera qui affirme sans rire qu’un « un professeur sans théorie, c’est comme un chien sans puce » ; André, un architecte empêtré dans « son statut de vieil amoureux silencieux »; un Président américain susceptible, un Président français grandiloquent, une éditrice évidemment sympathique… C’est un grand roman sur un réel qui fuit, qui échappe, avec des personnages qui résistent. C’est une méga-énigme, sur des « vérités qui sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont », et sur un temps où la « liberté de penser sur internet est d’autant plus totale qu’on s’est bien assuré que les gens ont cessé de penser ».

Un roman virtuose annonce la quatrième de couverture. Et c’est vrai.

L’Historiographe du Royaume de Maël Renouard

Maël Renouard, normalien, philosophe, écrivain et traducteur (de Frédéric Nietzsche, de Joseph Conrad…) fut l’une des plumes de François Fillon, notamment à Matignon.
Il est, avec son Historiographe du Royaume publié chez Grasset, également en lice pour le Grand Prix du roman de l’Académie Française. Pour la (toute) petite histoire, en 2018, c’est Camille Pascal l’ancienne plume de Nicolas Sarkozy, qui avait obtenu ce Grand Prix pour L’Eté des quatre rois. Les Académiciens français rêveraient-ils d’ajouter quelques plumes à leur bicorne ?
Le livre de Maël Renouard empreinte autant à Saint Simon, le divin duc, l’illustre et extra-lucide mémorialiste du règne de Louis XIV et de la Régence qu’aux contes des Mille et une Nuits, et à leur exquise élégance et improbables péripéties, pour faire revivre l’histoire du Maroc des années 50 et 60.
Pourtant Renouard ne s’en cache pas, il n’a jamais mis les pieds au Maroc ; son livre est un livre d’érudition méthodique et d’imagination malicieuse. Une reconstitution de ce que fut la vie de Cour sous ce roi se voulant lettré mais que les félonies répétées et les courbettes apprêtées firent monarque absolu et imprévisible.
Après un premier éloignement inexpliqué, le narrateur, Abdelrahmane est nommé historiographe du roi, comme avant lui le furent Racine sous Louis XIV ou Voltaire sous Louis XV. De quoi faire tourner la tête. De quoi nourrir une écriture ambitieuse et précieuse, et entamer, peut-être, une carrière prestigieuse…
Raté, une maladresse, une inopportune allégresse, une inspiration malheureuse et l’historiographe chargé de raconter les faits de gloire, de prévoir et d’organiser les commémorations authentifiant l’héroïsme royal, comprend peu à peu que grâce et disgrâce, au lieu d’alterner, ne feront désormais plus qu’une.

Une histoire drôle, une écriture élégante et décalée, un narrateur touchant et hors du temps et un roi indéchiffrable qui « déteste ceux qui lui résistent et méprise ceux qui le flattent ».
Un roman tendre et cruel, à déguster voluptueusement.

Les Impatientes de Djaïli Amadou Amal.

Djaïli Amadou Amal, écrivaine et militante féministe, originaire de Maroua à l’extrême Nord du Cameroun, décrit, avec Les Impatientes, la discrimination et les violences faites aux femmes. Le récit, en partie autobiographique, brut et glaçant, dénonce les pesanteurs sociales liées aux traditions, aux superstitions, aux religions.
Un roman rude, qui dit le régime de domination des hommes : père, oncle, mari, leur obsession des apparences et des réputations, au nom d’une dignité qui ne peut s’accommoder que de la soumission des filles et des femmes. Mariage forcé, viol conjugal, polygamie : c’est ce que vivent trois femmes : Ramla, Safira et Hindou. Chacune d’entre elles tente d’expliquer, de dénoncer, de résister, d’échapper…
Mais un seul mot leur est systématiquement opposé, « munyal » : patience, « supporte, accepte, tais-toi, soumets-toi parce que tu es une femme, et que tu dois faire ce que l’on attend de toi ».
Ce petit livre didactique, âpre et militant, alerte sur le sort de ces femmes, pour qui, aujourd’hui encore, « le mariage précoce imposé par les hommes et la plus pernicieuse des violences, celle qui prive les filles d’éducation et engendre toutes les autres violences en les tenant dans la dépendance ».

Un roman trop vrai pour ne pas être totalement salubre.

Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo

Difficile de ne pas dire un mot de la maison d‘édition, Verdier, du nom de l’ancienne bâtisse dans le village de Lagrasse (avec son Banquet des Livres annuel) où s’installèrent ces éditeurs engagés, en 1979. Depuis, les petits livres à couverture jaune ensoleillent nos lectures et nos bibliothèques. Avec des auteurs aussi irradiants que les deux Pierre : Michon et Bergougnioux, et un catalogue courageux et exigeant.

Avec Thésée, sa vie nouvelle, Camille de Toledo tente de percer l’énigme familiale « des vivants et des morts », l’histoire des siens sur quatre générations telle qu’elle est enfouie dans « le labyrinthe des souvenirs ».
C’est d’abord l’histoire de trois morts successives, celle du frère aîné suicidé, de la mère qui s’en va le jour de l’anniversaire du fils suicidé, et du père qui s’efface doucement, peu après.
Trois morts, une fêlure généalogique qui ne passe pas, malgré l’éloignement et la tentative d’installer une nouvelle vie.
A partir de l’exhumation de ces morts, les questions surgissent et s’imposent, lancinantes :
« qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? »
« celui qui reste, c’est pour raconter quelle histoire ? »
« Tout, quand il y a mort, devient un enchevêtrement de fautes et de remords, que chacun cherche à fuir (…) on ne veut pas que la mort éclabousse, on fixe un récit », et on s’y tient jusqu’à ce que … s’impose, parfois à son corps défendant, la nécessité de savoir et de comprendre. Alors commence un travail de « revivance » consistant à ouvrir les fenêtres du temps, à relire ce qui relie, à ré-établir l’histoire douloureuse des générations. Mais, qu’on ne s’y méprenne pas, rien de morbide dans ce récit qui tente de dissiper les brumes tenaces de la mémoire, tout au plus une ivresse mélancolique, une volonté de déchiffrer une histoire inachevée où « nous avons tous notre part ». Celle des grands idéaux républicains, de la Grande Guerre meurtrière, des Trente Glorieuses avec leurs baby-boomers qui ont confisqué l’idée même de jeunesse, et opéré un rapt sur l’imaginaire ; celle aussi de l’épuisement des rêves et des ressources, de la destruction des espèces, de la fonte du permafrost.
Le texte est un long poème doucement déplié qui ré-unit l’introspection, l’élégie, l’adresse et le dialogue avec les morts. Il est une installation modeste et généreuse avec ses petites photos en noir et blanc, cadrées serrées, ses lettres manuscrites exhumées, ses versets qui n’arrivent pas à user les peurs et les secrets.

Camille de Toledo rêve qu’au « début de chaque siècle on puisse récurer le temps, le laver à grandes eaux pour se débarrasser de ce qui a eu lieu. Essorer le passé … » et s’en trouver revivifié.
Ce roman va à l’essentiel en le rendant contagieux.

Hervé Le Tellier ©Droits_Réservés
Un roman tendre et cruel, à déguster voluptueusement.
Maël Renouard ©JF_Paga
Un roman trop vrai pour ne pas être totalement salubre.
Djaïli Amadou Amal ©Joël_Saget
Ce roman va à l’essentiel en le rendant contagieux.
Camille de Toledo ©Francesca_Mantovani
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