Pourquoi Yoga, le livre d’Emmanuel Carrère, n’a pas obtenu le prix Goncourt 2020 ?
03.12.20 | Jean-Marc Providence, Directeur de l’ami

Fait surprenant du prix Goncourt 2020 : la disparition dans la sélection finale de Yoga, le livre d’Emmanuel Carrère, publié aux Editions P.O.L.
Le prix Goncourt a donc été attribué, ce lundi 30 novembre, à Hervé Le Tellier pour le roman L’Anomalie publié chez Gallimard et imprimé par Normandie Roto Impression (Groupe Maury) à Lonrai. Nous l’avions présenté, dans notre dernier billet ‘J’ai lu le Goncourt’, jeudi 26 novembre dernier, comme le grand favori et il l’emporte, en effet, haut la main par huit voix contre deux à Maël Renouard pour l’Historiographe du royaume publié chez Grasset.

@Damien_Grenon

Mais chose surprenante, Yoga, le livre important d’un auteur important, Emmanuel Carrère, avait disparu de la sélection finale. Didier Decoin, le Président du jury Goncourt, tout en rappelant que le prix est décerné prioritairement à une œuvre de fiction, a tenu à préciser que contrairement au livre de Philippe Lançon : Le Lambeau (recalé au Goncourt 2018, mais ayant reçu le Femina et obtenu un prix spécial Renaudot), la raison de l’éviction de Yoga n’était pas celle-là.

Alors faut-il comprendre que les choix narratifs de Carrère n’ont pas convaincu le jury, peu sensible à cette vogue, à cette vague, à cette déferlante, qui a pris des noms divers : l’autofiction, le roman vrai, l’autobiographie postmoderne, la fictionnalisation de soi, l’égofiction, l’alterfiction, l’extimité, la reconstruction autofictionnelle… et qu’il a décidé de ne pas ajouter au triomphe littéraire des narcisses.
Emmanuel Carrère, dans le corps même de son livre, définit ainsi son travail : « ce que j’écris est peut-être narcissique et vain, mais je ne mens pas […] la littérature que je pratique est le lieu où l’on ne ment pas, c’est un impératif absolu, tout le reste est accessoire » (p. 186).

A moins que le pas de côté du jury ne soit lié au contrat conclu par l’ancienne épouse de Carrère craignant « d’être vaincue, niée, réifiée, à jamais vampirisée » par un auteur qui en racontant sa vie raconte celle des autres, dans ce qu’elle a de plus intime et parfois de plus cruelle.
A moins, encore, que le sujet lui-même du livre de Carrère, cet « abîme au cœur de la vie qu’on appelle dépression ou folie », la description sans filtre d’une tachi-psychie (c’est comme la tachycardie mais pour l’activité mentale), faite « d’épisodes dépressifs avec éléments mélancoliques et idées suicidaires », n’ai rebuté les jurés, préférant la joyeuse fiction de l’Anomalie d’Hervé Le Tellier.

Pourtant, l’auteur dès la première page de son livre, annonce n’avoir eu d’autre intention en commençant sa rédaction « que d’écrire un petit livre souriant et subtil sur le yoga » dont le titre était déjà trouvé « L’expiration ». Mais tout ne se passe pas comme prévu durant les quatre années que dure son récit – 2015/2019 – le terrorisme djihadiste et la mort dans l’attentat contre Charlie Hebdo d’un ami cher : Bernard Maris, la crise des réfugiés, une dépression lui valant un internement de quatre mois à Saint-Anne, la mort de son éditeur complice depuis 35 ans et quelques autres désillusions ou ruptures volontairement tues bouleversent son plan de vie et d’écriture. A partir de la page 152, tout bascule : « fini les singeries, fini de rire. »

Incidemment, page 162, Emmanuel Carrère se souvient avoir écrit à l’occasion de la sortie du livre Soumission, un article enthousiaste sur Michel Houellebecq, conscient qu’il lui serait de toute façon difficile d’émettre « la moindre réserve sur lui, de peur de passer pour un jaloux, ce que honnêtement je suis ». Houellebecq a obtenu le Goncourt en 2010 pour La Carte et le Territoire et a publié aussi en 2018 un article sur Emmanuel Carrère repris dans un ouvrage édité il y a quelques semaines (octobre 2020) intitulé Interventions 2020.
« Emmanuel Carrère a choisi de n’inventer ni les personnages, ni les évènements majeurs, il a choisi pour l’essentiel de se comporter en témoin ; pas un témoin exact, on est toujours obligé d’inventer plus ou moins les détails. Ce choix m’intéresse évidemment, ne serait-ce que parce que je m’en suis tenu, jusqu’à présent, à la voie inverse. Pour des raisons esthétiques, si on veut, mais aussi pour des raisons douteuses où se mêlent paresse, insolence et mégalomanie. Cette droiture intellectuelle et morale d’Emmanuel Carrère le rend capable lui et lui seul, d’aborder certains sujets moralement délicat. La question de la communauté humaine est celle qui revient de la manière la plus insistante dans ses livres. »
Ce détour par Michel Houellebecq confirme ce que dit Emmanuel Carrère de son entreprise littéraire : « je suis un homme narcissique, instable, encombré par l’obsession d’être un grand écrivain. Mais c’est mon lot, c’est mon bagage, il faut travailler avec le matériel existant et c’est dans la peau de ce bonhomme là que je dois faire la traversée. »

La lucidité chaude, la sincérité époustouflante, ironie plus douce qu’amère font la force de ce livre qui est un hymne au bonheur malgré tout et à l’amour quand même.
On peut craindre que les jurés du Goncourt soient passés à côté d’un grand livre et d’un grand auteur.

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