Papier(s)
18.12.20 | Par Lise Morisseau, chargée de médiation culturelle et Jean-Marc Providence, Directeur de l’ami

Papiers d’Asie, papiers d’Orient, moulins à papier d’Europe, industries papetières devenues mondiales… l’histoire du papier, ce fragile support de l’essentiel, dit la multiplication des images et des usages mais aussi la permanence des savoir-faire, des gestes et des métiers.

L’histoire du papier commence en Chine au IIème siècle avant notre ère. Auparavant, les Chinois écrivent déjà beaucoup et sur de nombreux supports : os de bœuf, os de porc, carapaces de tortue, rouleaux de soie (très coûteux et réservés aux textes sacrés), et plus communément sur des lattes ou des lamelles de bambou d’environ 75 cm de long reliées entre elles et repliées en rouleaux pesants et encombrants.

C’est le procédé du « tapa », attesté depuis des millénaires en Asie et en Océanie et perfectionné par les Chinois, qui donne naissance au premier papier. On prélève le liber – la couche intérieure de l’écorce des mûriers dits mûriers à papier : broussonetia papyrifera – que l’on cuit dans une lessiveuse de cendres et que l’on martèle jusqu’à obtenir une pâte filamenteuse, légèrement délayée à l’eau et étalée sur un tamis avant de laisser sécher la feuille au soleil ou contre la paroi d’un four. Cette feuille est alors enduite d’une fine pellicule d’amidon de riz qui rend le papier apte à recevoir l’encre sans l’absorber.

C’est le marquis Cai Lun, haut fonctionnaire à la cour des Han, à qui revient le mérite d’avoir perfectionné (100 après JC) et formalisé la méthode de fabrication de la pâte à papier en mélangeant fibres végétales et fibres textiles.
Ce nouveau matériau qui remplace peu à peu tous les autres supports de l’écrit, rencontre la tradition graphique chinoise mais aussi des applications domestiques et quotidiennes nombreuses : chapeaux, couvertures, chaussons, doublures de vêtements, éventails, houppelandes imperméables, armures, papier hygiénique (dès le XIVe siècle alors qu’il n’apparaît en occident que dans la seconde moitié du XIXe), billets de banque…

La Corée, alors partie intégrante de l’Empire chinois, puis le Japon (610) s’emparent eux aussi du papier en en faisant un élément essentiel de leur civilisation, présent partout dans la vie quotidienne comme dans les rituels.
Asiatique pendant 1000 ans, le papier va ensuite connaître « une ère arabe » pendant cinq siècles – entre 750 et 1250. En effet, les musulmans s’emparant de Samarcande en 751, y font prisonniers des artisans papetiers chinois qui livrent leurs secrets de fabrication et, transfert de technologie réussi, le papier de Samarcande, fabriqué à partir de chanvre (1/4) et de lin (3/4), fera la prospérité de la région.

D’autres centres de production de papier s’installent à Bagdad, à Damas, à Tibériade, à Tripoli. Puis le papier apparaît en Egypte à Kairouan, à la fin du VIIIème où il remplace progressivement le papyrus. En Afrique du Nord, au Maroc, à Fès – 400 meules à papier en 1184 – devient une plaque tournante du commerce du papier.
En Espagne, pays qui appartient alors à deux mondes : le musulman et le chrétien, se développent d’importants centres de production de papier à Cordoue, à Séville, à Cadiz puis en Castille (Tolède) et un peu plus tard en Catalogne avant que certains papetiers n’émigrent, poussés par l’intolérance fondamentaliste des Almohades vers le Roussillon et le midi de la France.

Dans le même temps en Italie, vers le milieu du XIIIe, les commerçants génois qui ramènent du papier et qui n’ignorent rien des techniques utilisées pour le produire vont diffuser leurs savoirs. La petite ville de Fabriano (entre Ancône et Pérouse) commence alors à produire du papier selon une technologie nouvelle : l’énergie hydraulique – roue à aubes – est utilisée pour faire tourner les meules, et le broyage des matières textiles est effectué par des maillets à frappe verticale que soulèvent des arbres à cames. Le tressage en fil de laiton remplace les formes en fil de rotin, de bambou ou de roseaux plus fragiles. La gélatine animale se substitue à l’amidon de riz ou de blé.
Tous ces procédés resteront immuables du XIIIe au XVIIIe siècles, et vont se répandre dans tous les moulins du nord de l’Europe.

En France, les centres papetiers se multiplient : Troyes (1338-1348), Grenoble (1346), Angoulême (1650), Corbeil-Essonnes (1345-1355), Saint-Cloud (1376)… les techniques restent très artisanales, les formats n’excèdent guère 45×65cm, la cadence ne dépasse pas 2 000 à 3 000 feuilles par jour pour une équipe de 12 personnes. La France n’en occupera pas moins une place importante dans cette industrie papetière naissante puisqu’elle sera fortement exportatrice jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

La machine à papier, inventée en 1799 par Louis-Nicolas Robert à Corbeil-Essonnes, permettant de fabriquer des feuilles de 10 à 12 mètres et qui sera mise en fonctionnement à partir de 1803, révolutionnera la production (2 000 kg de papier par jour).

Aujourd’hui, il est produit environ 420 millions de tonnes de papiers et de cartons par an dans le monde (soit l’équivalent de plus d’une tonne par jour !) ; les principaux producteurs sont la Chine, les Etats-Unis et le Japon.
La France se situe à la 13ème place, avec une production de plus de 8 millions de tonnes dont plus de la moitié est destinée au papier d’emballage et à peine un quart à un usage graphique. Cette industrie emploie environ 12 000 personnes dans 85 usines réparties sur le territoire, et génère un chiffre d’affaires de 5 milliards d’euros.
La consommation de papier par an et par habitant est en France de 127 kg et progresse en moyenne de 2,7% par an, comme dans le reste de l’Europe.

On pourrait évoquer les questions environnementales liées à cette industrie : réduction de la consommation d’eau, conditions de rejets dans les cours d’eau, recyclage des papiers, gestion durable des forêts, efficacité énergétique, réduction des émissions de CO2 fossiles, … et interroger, se faisant, l’avenir du secteur.

Mais notre curiosité du jour porte sur un autre sujet : la fabrication artisanale contemporaine, qui perpétue les traditions lointaines, les métiers et les savoir-faire en les réinventant parfois.

En France, une petite communauté s’est constituée autour de quelques anciens moulins à papier mais aussi avec des artistes, des artisans, des amateurs, tous engagés dans la fabrication de papier ou aussi d’universitaires et d’étudiants intéressés par l’histoire du papier et les techniques associées.
Les artisans, maîtres papetiers d’aujourd’hui utilisent presque les mêmes procédés qu’avant l’industrialisation : ils préparent toujours la pâte avec une pile hollandaise (même si certains préfèrent la pile à maillets), travaillent la feuille avec des formes à papier, des feutrines, une presse… Et si certains habitent encore dans des moulins, le long d’une rivière et utilisent l’énergie hydraulique ; depuis les années 80, de nouveaux ateliers se sont implantés indépendamment d’un bâtiment historique.
Les étapes sont les mêmes qu’hier, les outils un peu plus efficaces, et le temps de fabrication légèrement diminué : de 2 à 3 semaines selon les saisons pour tout le processus, ce qui permet une production oscillant entre 500 kg et une tonne par an pour des équipes plus réduites : un ou deux individus…

Néanmoins, avec ce renouveau de la papeterie artisanale, qui a pris ses racines dans les années 1970-1980, certaines innovations sont apparues. Les papiers sont plus divers, les fibres utilisées plus exotiques ou originales (abaca, cocotier, ortie, thé, mitsumata japonais…) et peuvent même intégrer parfois dans leur masse différents matériaux (pétales de fleurs, fils, métaux etc…).

C’est ainsi que certains papetiers se sont spécialisés dans la fabrication de « faux vieux papier neuf ». L’intérêt pour les papiers artisanaux vient essentiellement des relieurs, des ateliers de restauration de papiers anciens, de certains éditeurs, d’entreprises du luxe (arts de la table…), des professionnels des arts graphiques, d’artistes à la recherche de supports nobles, de particuliers amoureux de papiers à écrire, à toucher, à sentir…

Fabriquer le papier avec ses plis, ses douceurs, ses matières, ses froissements et ses déchirures est dès lors un art autant qu’un artisanat. Mais les deux mots ont même racine et jusqu’au XVIIe siècle, les deux pratiques étaient confondues.

Au moulin de Brousses, dans l’Aude, certaines expérimentations sont tentées avec des artistes (parfois en résidence) comme la calligraphe japonaise (Ayuko Miyakawa), ou des collaborations avec un éditeur et un imprimeur d’art utilisant la gravure sur bois et le pochoir (Atelier DPJ), ou encore une sculpteuse de papier-modéliste (Catherine Cappeau).
La particularité de ce moulin de Brousses est de fabriquer des feuilles géantes – 220×340 cm, format artisanal unique en Europe – dans une piscine de pâte à papier avec une forme immense tenue par 8 ou 10 personnes –. De quoi répondre à des commandes très spécifiques, en petite quantité pour des créations et performances.

Certains artistes sont également des fabricants de papier à part entière, mais uniquement à des fins plastiques. C’est le cas de Aïdée Bernard, La camigraphie expressive, qui fabrique des papiers ajourés à partir de végétaux divers : poireaux, magnolias, feuilles de lierre, mûrier japonais, asperge… Son travail de création empreinte plusieurs axes : des compositions à partir de teintures végétales, des dentelles et superpositions de papier (incluant souvent du texte), des installations en extérieur mêlant œuvre, danse et vidéo.

Mais les moulins et les ateliers papetiers qui tiennent un rôle non négligeable dans la préservation et la transmission des savoir-faire anciens, en ouvrant leur site aux publics, s’attachent également à rendre compte d’une histoire et d’une mémoire locales, à relater l’importance historique de l’activité papetière pour les territoires, à initier une culture du papier et à aider de façon indirecte à la conservation du patrimoine écrit (archives, livres anciens…).
En effet, certains travaillent de concert avec les restaurateurs et historiens du papier en apportant leur expertise [sur les méthodes de fabrication] pour dater et analyser les matériaux contenus dans les fonds anciens.
En 2018, Claudine Latron a obtenu l’inscription de sa technique à l’inventaire du patrimoine immatériel français en tant que fabricante de formes, outils traditionnels des artisans papetiers. Elle est à ce jour l’unique représentante de ce savoir-faire en France, accompagnée de Serge Pirard, un belge, quelques nord-américains et autres passionnés éparpillés dans le monde… Formée par l’anglais Ron MacDonald (décédé en 2018) après des études de graphisme, elle fabrique une quinzaine de tamis par an. Une activité complémentaire à ses créations et aux formations qu’elle continue à dispenser.

La relation intime que nous entretenons tous avec le papier, les papiers ; ce support où sommeille les mots qui nous éveillent, doit beaucoup à ces artistes-artisans qui continuent à faire vivre des métiers et des gestes et à transmettre des savoirs… et des émotions.

Une gamme de papiers originaux, créations ©Pasdeloup
Un enlumineur, Michel Julliard et sa feuille géante au Moulin de Brousses ©MoulindeBrousses
Les robes en papier de Catherine Cappeau ©Moulin_de_Brousses
Composition florale au Moulin Richard de Bas (Auvergne) ©Richard_de_Bas

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