Goncourt, Fémina, Médicis, Renaudot, Interallié : la littérature et ses prix
09.11.20 | Jean-Marc Providence, Directeur de l’ami

Goncourt, Femina, Médicis, Renaudot … Comme si la littérature avait un prix.

En France, il existe plus de 1500 prix littéraires. Pour inventer ou consacrer un talent ? un.e auteur.e ? Pour multiplier les ventes en organisant une économie de prestige ? Pour aiguiller le lecteur et aiguillonner la lecture ? Pour entretenir, à chaque rentrée, la fiction collective d’une excellence littéraire ?
Edmond Goncourt invente le prix littéraire et en fixe les fondements dans un testament rédigé en 1870 et amendé ensuite par 9 codicilles. Il est vrai qu’il ne meurt qu’en 1896 ce qui lui a laissé le temps de modifier certaines dispositions et plusieurs fois la liste des 10 jurés.
Le premier jury constitué pour l’essentiel par Edmond Goncourt était le suivant : Alphonse Daudet, remplacé à sa mort par son fils Léon Daudet, Gustave Geffroy, Léon Hennique, Joris-Carl Huysmans, Paul Margueritte, Octave Mirbeau, Joseph et Justin Rosny puis Elémir Bourges et Lucien Descaves qui deviendra le président de la société de littérature du Goncourt à partir de 1945.
Ce Descaves, écrivain, libertaire et naturaliste, fils d’un graveur en taille-douce, retiré à Senonches où il écrira ses mémoires : Souvenirs d’un ours entretiendra une amitié au long cours avec un autre libertaire assumé le peintre Maurice de Vlaminck, reclus volontaire à Rueil-la-Gadelière, distant d’à peine quelques kilomètres.
Les critères de sélection énoncés par Edmond Goncourt sont simples : « 10 hommes de lettres qui ne doivent être ni hommes politiques, ni grands seigneurs, ni membres de l’Académie Française ». Les membres recevaient une rente de 6 000 francs à charge pour eux d’attribuer, chaque année, un prix de 5 000 francs à une œuvre d’imagination. Ces montants évolueront rapidement à la baisse pour les jurés, comme pour le lauréat. Aujourd’hui, le montant du chèque remis au lauréat est de 10€, tant il apparaît évident que les bénéfices pour l’auteur comme pour l’éditeur sont ailleurs. Les tirages du Goncourt atteignent, chaque année, en moyenne, 380 000 exemplaires. Chanson douce de Leïla Slimani chez Gallimard, prix Goncourt 2016  s’est écoulé à 575 000 exemplaires (36 000 avant l’obtention du prix).
La récompense devait soutenir « la jeunesse, l’originalité du talent, les tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme ».
En cela, Edmond Goncourt visait directement l’Académie Française, persuadé qu’elle n’était constituée que « de crétins ou de véritables malhonnêtes gens » capables de préférer Pierre Pourens (médecin et biologiste) à Victor Hugo et « tout le monde et n’importe qui à Balzac ».

 

Le Prix Fémina, créé en 1904, à l’initiative du journal féminin La vie heureuse édité par Hachette, se constitue par opposition au prix Goncourt, jugé trop misogyne. Le jury est composé de 20 femmes et récompense une oeuvre de langue française écrite en prose ou en vers.

Le Prix Théophraste Renaudot, créé en 1926, par 10 journalistes et critiques littéraires a pour tradition d’attendre le choix des jurés Goncourt avant de délibérer. On ira jusqu’à dire qu’il sert de prix de rattrapage lorsque les Goncourt s’égarent ou appliquent des critères stricts. Comme pour Le lambeau de Philippe Lançon que les Goncourt n’avait pas retenu sous le prétexte qu’il ne s’agissait pas d’un roman.

Cette année 2020, sont en course pour le Renaudot : Hervé Le Tellier, également en lisse pour le Goncourt, Marie-Hélène Lafon, Jean-Paul Enthoven, Irène Frain et Etienne de Montety. Montety est directeur du Figaro littéraire depuis 2006, ce qui n’est pas tout à fait anodin lorsqu’on regarde les lauréats 2019 : Sylvain Tesson et Eric Neuhoff, tous les deux plumes du Figaro.

Le Prix Médicis, fondé en 1958, couronne « un roman, un récit, un recueil de nouvelles, dont l’auteur débute ou n’a pas encore une notoriété correspondant à son talent ». Cette année, c’est Chloé Delaume – prénom emprunté à Boris Vian, L’écume des jours, nom dérobé à Antonin Artaud L’arve et l’aume – 47 ans, écrivaine, éditrice et aussi à l’occasion performeuse, musicienne, chanteuse …, qui en est la lauréate pour Le coeur synthétique chez Seuil, son 28ème roman.

Le Prix Interallié a été fondé en 1930 par une bande de journalistes et de critiques littéraires (ils étaient une trentaine à l’origine, ils ne sont plus que 10 aujourd’hui) qui déjeunant au cercle de l’Union Interallié et lassés d’attendre les délibérations des jurés du Fémina, ne perdent pas leur temps en désignant pour premier lauréat de leur prix André Malraux pour La voie royale chez Grasset.
Sylvain Tesson, l’actuel président du jury, a été lui-même récipiendaire, du Renaudot en 2019. Serge Joncour le lauréat du Médicis 2020 avec Nature humaine publié chez Flammarion, avait lui-même reçu le Prix Interallié en 2016 pour Repose-toi sur moi publié chez le même éditeur.

Faut-il commenter cette consanguinité entre jurés et auteurs ? entre critiques et jurés ? ou revenir sur ces polémiques autour du monopole des palmarès longtemps détenus par trois éditeurs rassemblés sous le mot-valise de Galligrasseuil ?
Faut-il dénoncer des prix inféodés aux baromètres des ventes, ou sourire devant cette économie du prestige, cette tentative de re-sacralisation permanente de la figure de l’écrivain, cette dépendance aux médias de masse – Bernard Pivot, après son célèbre et irremplaçable Apostrophes, ne devient-il pas président de l’Académie Goncourt de 2014 à 2019 ?
Faut-il se réjouir au contraire que chaque automne le prix vienne aiguiller le lecteur même si ce sont souvent les mêmes auteurs, les mêmes éditeurs, les mêmes jurés, puisque le principe du jury tournant est rarement retenu en France – à la différence des pays anglo-saxons – et aiguillonner la lecture, donner l’envie de lire, au nom d’une excellence littéraire peut-être parfois fictive mais chaque année réaffirmée ?

Pourtant qui se souvient du premier Goncourt attribué à John-Antoine Nau pour Forces ennemies vendu à 1500 exemplaires ?
Qui se souvient qu’autrefois offrir un livre en toile rouge et noire avec des lettres dorées à l’occasion de la remise des prix en fin d’année, c’était sceller l’excellence scolaire espérant ainsi « prolonger hors de l’école les effets de l’instruction dont la lecture est un instrument essentiel » ?
Qui peut nier le miracle de cet objet né il y a plus de deux millénaires qui a triomphé du rouleau jusqu’à devenir la brique élémentaire de la pensée occidentale ?
Qui peut ignorer le bonheur extravagant qu’il y a à se plonger et à plonger dans les pages d’un livre ?
Et comme le dit Pascal Quignard dans son dernier livre L’homme aux trois lettres : « Ne me parle pas de la mer, plonge. | Ne me parle pas de la montagne, gravis. | Ne me parle pas de ce livre, lis. | Avance plus loin encore ta tête dans l’abîme où ton âme se perd».

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