Les travaux de ville et le développement de la culture imprimée

10.11.20 | Par Zahra Benkass, Conservatrice des collections de l’ami

La Productive, l’Hirondelle, la Préférée, l’Héraklès, la Parfaite, l’Indispensable, la Non-pareille, la Victoria, la Tip-Top…. Ces noms évoquent des machines dites de travaux de ville, destinées aux tirages de petits formats, y compris en couleur, et qui étaient un moyen rapide et économique, parfaitement adapté aux besoins commerciaux des XIXe et XXe siècles

Les travaux de ville, appelés « bibelots » ou « Bilboquets » dans le jargon professionnel, désignent les petits travaux d’impression courante et les imprimés « ordinaires » de petit format, y compris en couleurs, comportant un ou deux feuillets (cartes de visites, menus, faire-part, cartes postales, cartons d’invitations, publicités, affiches, emballages, étiquettes, recettes, formulaires, factures, devis, mandats, papiers à en-tête, prospectus…). Ces publications « circonstancielles » se distinguent des travaux de labeur, de composition et de tirage plus importants, consacrés essentiellement aux livres, aux périodiques et aux journaux.

La production des ouvrages de ville constituait un élément capital de l’offre commerciale des ateliers d’imprimerie au XIXe et XXe siècles. Certains vivaient exclusivement de ces tirages qui étaient plus rapides, plus rentables et plus dynamiques que la production de livres.

Des presses à platines aux presses en blanc à cylindres
  • Les presses à pédales ou à platines

Les travaux de ville s’imprimaient principalement sur les machines en blanc à cylindres ou sur les presses à platines, actionnées longtemps au pied par une pédale ou un levier, puis à moteur électrique (vers 1900). La forme imprimante était placée sur un marbre vertical et immobile. La platine portant la feuille de papier venait presser sur la forme, préalablement encrée par les rouleaux, dans un mouvement alternatif. Une table tournante facilitait la distribution de l’encre.

Ces presses qui pouvaient atteindre jusqu’à 3500 feuilles à l’heure, ont existé en plusieurs variantes, revisitées par différents constructeurs-ingénieurs (Angleterre, États-Unis, France, Allemagne, Italie…). Toutefois, et en dépit de cette variation manifeste, les platines à pédales sont classées en trois familles, du plus ancien au plus moderne :
¤ Le type « Liberty » : marbre et platine sont articulés sur le même axe.
¤ Le type « Minerve » : marbre et patine sont articulés, mais l’axe du marbre est placé plus bas.
¤ Le type « Phénix » : seule la platine est articulée tandis que le marbre reste fixe.

C’est en 1857, aux États-Unis, que les mécaniciens Degener et Weiler[1] mettent au point les premières platines, appelées Liberty (ou « à éventail »). Lancées en France, d’abord en 1869 par Stanislas Berthier sous le nom de Minerves[2], puis par Charles Derriey, sous le nom de Pédales, ces petites presses étaient très populaires grâce à la simplicité de leur conduite et à leur petit format et se démarquaient par leurs noms évocateurs qui attestent de leur présence concurrentielle sur le marché : la Nationale (Hachée Frères), la Nécessaire (Jules Derriey), la Préférée (Meignant), l’Héraklès (Jules Voirin), la Perfection (P. Capdevielle), l’Hirondelle (Jules Turey), l’Abeille (Berthier & Durey), la Lutetia (Agence française de la Linograph), la Nonpareille (S. Berthier & Durey)…

En dehors de la France, des platines lourdes et à moteur électrique deviennent populaires en Allemagne et aux États-Unis à partir des années 1900. Les plus connues sont la Victoria de Max Rockstroh, à la fois première presse à platine allemande et première presse à platine construite d’après le système américain Gally de 1878 ; et la Phénix de J.G. Schelter & Giesecke [concepteur], Lespinasse A. [distributeur], également de construction allemande, avec une vitesse maximum d’environ 1 200 tirages /l’heure et considérée comme la plus moderne des platines à pédales.

Les machines de travaux de ville deviennent complexes à mesure qu’elles se perfectionnent. Tout au long du XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle, elles ont gagné en vitesse et en autonomie, la marge et la sortie des feuilles s’automatisait et l’encrage cylindrique facilitait la distribution de l’encre sur la forme imprimante.

  • Les presses en blanc 

Les premières presses à cylindres sont dites machines en blanc, car elles n’impriment qu’un côté de la feuille. Ces presses sont classées en 3 familles :

¤ Les presses à arrêt de cylindre
Dans les presses à arrêt de cylindre, le marbre continue son mouvement alternatif sous le cylindre et entraine celui-ci à l’aller. Mais, après l’impression, le cylindre s’arrête au retour du marbre et ne reprend sa rotation qu’à l’impression suivante, lorsque le marbre revient une nouvelle fois vers lui.
Autrement dit, le cylindre fait un tour pour chaque impression et s’immobilise pendant le retour du marbre à sa position de départ.
Plusieurs modèles étaient adaptés aux imprimeries disposant de peu de matériel. Parmi les machines en blanc dites à grande vitesse, figurent la Pédalette Taesch, l’Express d’Alauzet, la Productive de Jules Derriey, ou encore des machines iconiques de Marinoni comme l’Indispensable, l’Active et la Régimentaire, conçue spécialement pour l’armée.

¤ Les petites presses automatiques à cylindre
Les petites presses automatiques  à cylindre ont été conçues pour imprimer à grande vitesse (4500 à 5000 exemplaires / l’heure). Les modèles Heidelberg sont la parfaite illustration de ces machines peu encombrantes, munies d’un margeur et d’une sortie automatiques.

¤ Les presses deux tours
Les presses dites deux tours étaient parmi les plus répandues, avec les presses à arrêt de cylindre. En revanche, leur cylindre ne s’arrête pas, mais continue à tourner à vitesse constante et se soulève au retour du marbre, réalisant deux tours par feuille : le premier pour l’impression, le second à l’éjection de la feuille imprimée.
Ce principe a été mis au point par l’américain Robert Miehle en 1880. Les presses à deux tours étaient vers 1900 principalement construites par les usines américaines (Miehle, Hoe, Scott…) avant d’être fabriqués en Europe. Parmi les modèles les plus connus dans cette catégorie, citons la Miehle vertical permettant le passage vertical d’un travail à un autre, ce qui contribue à baisser le prix de revenu des imprimés, et le modèle à 2 tours Elby, du constructeur français Edouard Lambert (1965) qui se distingue par le mouvement de translation verticale animant le marbre et le cylindre, breveté «Elby », entièrement monté sur roulements. Ce mécanisme d’une grande précision comparable à celle d’une horlogerie pouvait fonctionner lentement ou à grande vitesse et était très apprécié durant plus de 50 ans dans les presses à deux tours. 

Les travaux de ville : des impressions éphémères peu reconnues

Contrairement à l’industrie du livre, l’impression des travaux de ville est souvent négligée dans les études de l’histoire de l’imprimerie. On remarque un regain d’intérêt pour les documents « éphémères », de l’expression anglaise « printed ephemera », ces feuilles volantes qui intéressent, depuis le milieu du XXe siècle, le monde des bibliothèques, des musées et des archives et offrent une matière importante pour les historiens de l’économie. Ces publications définies par John Pemberton comme étant « des documents produits en relation avec un événement particulier et qui ne sont pas destinés à survivre à la circonstance de leur message », ont contribué non seulement à élargir l’évolution économique et sociale, en évoquant des évènements sociaux, commerciaux ou politiques de l’époque, mais également à développer les techniques même de l’imprimerie comme l’explique si bien Michael Twyman : « Plus l’on étudie précisément l’imprimerie et ses branches connexes, plus il devient évident que nombre d’innovations techniques ont été conçues dans l’optique des journaux et des éphémères plutôt que des livres. À bien des égards, la production de livres était nettement en retard sur d’autres secteurs dans sa réponse aux innovations techniques, sociales et conceptuelles. »

 

 

[1] Les deux mécaniciens se sont inspirés de la presse mécanique du constructeur américain Gordon, réalisée en  1845. Le modèle Liberty a été présenté à l’Exposition de Londres en 1862.

[2] S. Berthier fait connaître en France la Minerve, construite par le mécanicien anglais Cropper. Peu encombrante, la Minerve reste le modèle le plus connu en France au point de désigner, avec le nom « Pédales » toutes les presses à pédales, toutes marques confondues.

Presses de travaux de villes dont 2 presses à platine à droite et une presse à cylindre à gauche. T. Fitzwilliam Compagny Ltd, Nouvelle-Orléans. Photographie de Covert, 1917.
La Minerve, presse à platine à main S. Berthier & Durey, Paris, 1890 L 132 × l 89 × h 110 cm Inventée par Stanislas Berthier, la Minerve, l’une des premières presses à platine et à pédales françaises, a donné son nom à toutes les presses à pédales, toutes marques confondues. ©François_Deladerrière
La Marathon, presse à arrêt de cylindre Reinhardt, Leipzig, 1920 L 210 × l 120 × h 210 cm La Marathon imprimait principalement des travaux de ville : factures, lettres à en-tête, affichettes et petits catalogues… ©François_Deladerrière
Miehle verticale, presse automatique à cylindre Miehle Printing Press, Chicago, 1928 L 165 × l 125 × h 140 cm Entièrement automatique, cette presse équipée d’un marbre vertical, produisait essentiellement des imprimés commerciaux. ©François_Deladerrière

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